11 mars 2022 - … c'est l'appel que j'ai lancé aux dirigeants politiques du monde entier dans mon discours d'ouverture des Jeux Olympiques d'hiver Beijing 2022. Dans mon discours de clôture, j'ai exprimé l'espoir que ces dirigeants s'inspirent de "l'exemple de solidarité et de paix" qui a été donné par les athlètes.
À peine quatre jours plus tard, tous nos espoirs pour l'Ukraine se sont brisés. Les images et les reportages horrifiants de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe ont choqué le monde entier. Nous sommes chaque jour plus accablés en voyant tant de souffrance humaine, d'angoisse, de désespoir et de destruction. Pendant ce temps, des millions d'Ukrainiens, pour la plupart des femmes et des enfants, doivent fuir la brutalité de la guerre et gagner d'autres pays. Notre cœur, nos pensées, nos émotions sont tournés vers toutes ces victimes innocentes. La communauté mondiale a réagi de manière sans précédent à ce qui est largement considéré comme un tournant dans l'histoire de l’humanité. L'Assemblée générale des Nations Unies a déploré dans les termes les plus énergiques l'agression commise par la Fédération de Russie, dans une résolution adoptée à une majorité tout-à-fait exceptionnelle. Seuls trois autres pays ont, avec la Russie et le Bélarus, voté contre cette résolution. Puis les actes de solidarité de millions de personnes et les sanctions des gouvernements du monde entier ont suivi.
Le Mouvement Olympique a immédiatement et fermement condamné la violation de la Trêve Olympique par le gouvernement russe, a demandé instamment le déplacement de tous les événements sportifs prévus en Russie ou au Bélarus, et a appelé à ce qu'aucun symbole national de ces pays ne soit affiché lors des événements sportifs. Ce faisant, nous démontrions notre solidarité avec le peuple ukrainien. Nous partagions l’émotion de tous ceux qui, à travers le monde, appellent comme nous à la paix. Il nous fallait en même temps partager la dure réalité avec eux tous.
D'un côté, nous avons le cœur lourd. De l'autre, nous devons garder la tête froide pour préserver nos valeurs olympiques qui ont jusque-là résisté à l'épreuve du temps. L'invasion a changé le monde. L'invasion n'a pas changé nos valeurs. L'invasion a renforcé notre attachement à nos valeurs de paix, de solidarité et de non-discrimination dans le sport, quelle qu'en soit la raison. Ce qui a changé, en revanche, ce sont les moyens de les protéger et de les promouvoir. Cette situation nous impose - et nous donne l'occasion - de définir clairement les principes et les valeurs qui constituent le Mouvement Olympique et nous guident. Les conséquences politiques de cette guerre et les sanctions politiques infligées nous confrontent au dilemme extrêmement difficile de nous trouver dans l’incapacité d'appliquer pleinement ces principes en tout temps.
Notre principe directeur est la paix. Cette mission nous a été confiée par notre fondateur, Pierre de Coubertin. Lorsqu'il a restauré les Jeux Olympiques et créé le CIO en 1894, avec le soutien total du mouvement international pour la paix de l'époque, il a déclaré : "Si l'institution des Jeux Olympiques prospère, elle peut devenir un facteur puissant pour assurer la paix universelle."
En d'autres termes, le sport, et les Jeux Olympiques en particulier, peuvent être un puissant symbole de paix et de compréhension. Ils peuvent être une source d'inspiration en nous montrant comment le monde pourrait vivre en paix si nous respectons tous les mêmes règles et si nous nous respectons les uns les autres. Tous les membres de la communauté olympique souhaitent que nous soyons plus qu'un symbole et une source d'inspiration. Mais nous avons dû une fois de plus tirer cette dure leçon : le sport ne peut pas instaurer la paix et les décisions concernant la guerre et la paix sont du ressort exclusif du monde politique. Pour être ne serait-ce que ce symbole puissant, pour être la représentation inspirante d'un monde pacifique – peut-être utopique - pour s'opposer de manière crédible à la guerre, le sport olympique a besoin de la participation de tous les athlètes qui acceptent les règles, même et en particulier si leurs pays dans le monde "réel" sont en conflit ou en guerre. Une compétition entre athlètes issus uniquement de nations partageant les mêmes idées n'est pas un symbole crédible de paix, juste un événement sportif de plus. Notre rôle consiste à être un contre-exemple à la guerre et aux divisions – et non à accepter, suivre et aggraver les clivages entre les peuples. Nous devons être unis au sein du Mouvement Olympique ; nous devons nous montrer solidaires pour accomplir notre mission unificatrice quelles que soient les circonstances.
Ces valeurs, ces principes et cette mission nous ont guidés par le passé et nous guideront à l'avenir, en tenant compte des changements historiques et fondamentaux observés partout dans le monde à la suite de l'invasion russe ainsi que de leurs conséquences sans précédent sur le plan politique.
Nous continuerons donc à dénoncer les personnes et les organisations responsables de cette guerre, qui est une violation de la Trêve Olympique. C'est la raison pour laquelle aucune compétition ou manifestation sportive ne devrait avoir lieu sur le territoire de la Fédération de Russie ou de la République du Bélarus. Aucun symbole national ou étatique de quelque nature que ce soit représentant ces pays ne devrait être affiché lors d'un événement organisé par le Mouvement Olympique. Un argument facile reviendrait à dire qu'il s'agit d'une politisation du sport qui va à l'encontre de la Charte Olympique, laquelle exige la neutralité politique. C'est un piège dans lequel nous ne tomberons pas. Quiconque viole de manière aussi flagrante la Trêve Olympique par des moyens politiques, voire militaires, ne peut dénoncer les conséquences qui en découlent en affirmant qu'elles sont motivées par des raisons politiques.
Le fait de mettre au grand jour la responsabilité du gouvernement russe et de ses membres est aussi un moyen de reconnaître que cette guerre n'a pas été déclenchée par le peuple russe, les athlètes russes ni les organisations sportives russes. Nous sommes toutefois confrontés à un dilemme insoluble à cet égard, car nous avons en même temps la lourde responsabilité de garantir l'intégrité, l'équité et la sécurité de nos compétitions. Dans ces circonstances sans précédent, nous ne pouvons assumer pleinement cette responsabilité, ni garantir l'intégrité des compétitions. Grâce à la recommandation de la commission exécutive du CIO, nous avons clarifié la situation pour nos parties prenantes et évité les désaccords, tout en les aidant à maintenir notre unité. Sans cela, nous nous serions retrouvés dans une situation où des athlètes russes ou bélarussiens auraient concouru pour des titres, alors que les athlètes ukrainiens n'auraient pu le faire en raison de la guerre dans leur pays. Sans cela, nous aurions assisté à la politisation de compétitions sportives par des athlètes ou des équipes, certains d'entre eux étant encouragés par des tiers. Nous avons également dû tenir compte des risques pour la sécurité des athlètes russes et bélarussiens participant à des compétitions internationales, en raison de l'émergence de profonds sentiments anti-russes et anti-bélarussiens suite à l'invasion.
Pour toutes ces raisons, nous demandons instamment à toutes les organisations sportives du monde de protéger l'intégrité, l'équité et la sécurité de leurs compétitions en n'autorisant pas les athlètes russes et bélarussiens à y participer, ou dans des circonstances particulières, en interdisant au moins toute identification de leur nationalité. Cette approche protectrice est également partagée par les Fédérations Internationales de sports présidées par des ressortissants russes. Dans ce contexte, nous continuerons à suivre de près le comportement des athlètes russes et bélarussiens et de leurs organisations sportives concernant leur engagement en faveur de la paix tel qu'inscrit dans la Charte Olympique. Ce faisant, nous devrons tenir compte de la situation en Russie où, selon la loi, toute action en faveur de la paix est passible d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 15 ans.
Il va sans dire que nous poursuivrons nos consultations étroites avec toutes les parties prenantes du Mouvement Olympique. À cet égard, je vous encourage vivement à prendre contact avec le CIO pour toute question ou commentaire que vous pourriez avoir.
En parallèle, nous allons renforcer nos efforts de solidarité avec la communauté olympique ukrainienne. Bon nombre de membres de cette communauté vivent en Ukraine dans des conditions insupportables, beaucoup ont dû fuir. Nous sommes très touchés par les témoignages de solidarité qui affluent de l'ensemble du Mouvement Olympique. Afin de rendre cette aide aussi efficace que possible, nous avons non seulement créé un fonds de solidarité, mais nous avons également demandé au membre du CIO Sergii Bubka, en sa qualité de président du Comité National Olympique d'Ukraine, de coordonner nos efforts. Le groupe de travail qu'il dirige a déjà pu fournir une assistance à bon nombre de nos amis olympiques ukrainiens par le biais des 25 bureaux régionaux du CNO ainsi que d'autres institutions y afférentes. Tous sont en contact avec d'autres CNO dont les pays ont déjà accueilli plus de deux millions de réfugiés, et proposent leur aide dans le meilleur esprit olympique. Dans ce même esprit, nous n'oublions pas les autres communautés olympiques touchées par la guerre, les situations de conflit ou d'autres actes violents. Nous continuons à les aider, comme en Ukraine, par le biais de leurs CNO respectifs.
Ce qui rend la guerre en Ukraine si singulière, c'est la réaction mondiale qu'elle a suscitée et ses conséquences considérables pour le monde ; cela marque un tournant dans l'histoire de l'humanité et crée également des défis sans précédent pour notre Mouvement Olympique. Nous espérons sincèrement que ces obstacles pourront être surmontés le plus rapidement possible et que la paix pourra être rétablie. Cette situation ne nous fait pas oublier les victimes des autres guerres – trop nombreuses – qui sévissent dans notre monde fragile. Par solidarité avec elles, veuillez-vous joindre à moi en interpelant, en implorant, en exhortant tous les dirigeants politiques du monde :
"Give peace a chance"
Lausanne, le 11 mars 2022,
Thomas Bach